E. Hofmann: Napoléon, le sel et les Suisses

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Titel
Napoléon, le sel et les Suisses.


Autor(en)
Hofmann, Etienne
Erschienen
Genève 2021: Editions Slatkine
Anzahl Seiten
712 p.
von
Olivier Meuwly

Le sel constitue un élément central de la vie économique, depuis les temps les plus reculés. La Suisse en dépend, pour la bonne santé des êtres humains et des bêtes, pour la conservation des aliments et en particulier pour la fabrication du fromage, l’un de ses rares produits d’exportation jusqu’au XIXe siècle. Or, jusqu’en 1839, avec la mise en exploitation des mines de Schweizerhalle, elle ne dispose, depuis le XVIe siècle, que des mines de Bex, très loin cependant de satisfaire ses besoins. L’histoire de celles-ci, sous l’Ancien Régime, est maintenant bien connue, grâce au remarquable ouvrage, paru en 2020, de Marlyse Vernez et Lucienne Hubler, Une pincée de sel. Les débuts de l’exploitation saline dans le Chablais vaudois 1554-1685 (BHV, 148)1.
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Mais si l’importance dans l’histoire des relations commerciales de la Suisse en lien avec le sel, sous l’Ancien Régime et jusqu’aux portes du XIXe siècle, a fait l’objet de quelques études, une recherche approfondie de ce vaste territoire manquait encore, notamment sous la Médiation. Cette lacune est maintenant largement comblée avec la parution de l’impressionnant ouvrage d’Etienne Hofmann sur les relations complexes entre la Suisse et la France autour du marché du sel, sous l’ère napoléonienne et dans le contexte d’une Suisse globalement satellisée par la France impériale, qui court alors de victoire en victoire. Son étude, richement documentée, relève autant de l’histoire économique que de l’histoire diplomatique et politique et décrit la Suisse essayant de défendre ses intérêts face à la compagnie gérant les salines de l’est de la France, principale pourvoyeuse de notre pays et adossée au puissant État français.

L’auteur, après avoir présenté la situation sous l’Ancien Régime, traite ensuite de la période révolutionnaire puis directoriale, moment où la Suisse entre dans l’orbite française sous la forme d’une république « une et indivisible », en 1798, avant de se concentrer sur la période consulaire et impériale. Il entre dans les détails des négociations où la mauvaise foi des Français le dispute à l’obstination plus ou moins habile des Suisses, souvent insuffisante face à une « Grande Nation » au faîte de sa gloire et capable d’imposer ses propres exigences. Depuis Richelieu, la politique de la France vise à s’attacher la bienveillance du Corps helvétique grâce au commerce du sel et Napoléon ne déroge pas à cette règle, mais avec des variations non négligeables : au gré des différentes formes juridiques que revêt la compagnie, l’ère des cadeaux « diplomatico-salifères » aux Confédérés est terminée. La loi du plus fort n’est jamais très loin…

Si la Suisse centralisée de 1798 parvient à arborer un visage plus ou moins homogène, cette unité de façade explose sous la Médiation alors que les cantons retrouvent leur souveraineté, sur le plan interne du moins, dans un fédéralisme intégral chapeauté par une Diète aux ordres de Bonaparte, bientôt Napoléon.
Chaque canton mène dès lors sa politique, dans une coordination pour le moins aléatoire. Etienne Hofmann, dans l’impossibilité d’aborder la situation de chaque canton, s’intéresse avant tout au canton de Vaud, dont il a étudié avec acribie les négociations tortueuses avec des partenaires français faisant allègrement souffler le froid et le chaud sur un canton aux moyens financiers limités et nouveau venu au sein de la Confédération. Il doit s’affirmer face aux anciens cantons qui l’observent souvent avec méfiance, derrière un canton de Berne toujours prompt à ne manquer aucune occasion pour infliger d’intolérables vexations à ses anciens sujets…

Mais s’attacher à suivre le cas particulier des Vaudois, comme l’explique Etienne Hofmann, n’est pas sans intérêt. Vaud est propriétaire de mines de sel et possède une certaine expérience en la matière, ce qui le place dans une position particulière face aux Français quand bien même ils dépendent aussi d’eux puisque leurs mines ne fourniront jamais que le tiers de leur consommation. Et les Vaudois entretiennent des liens d’amitié célèbres avec l’empereur, auquel ils vouent une dévote reconnaissance. Ils tenteront de capitaliser cette proximité, mais devront avaler quelques amères couleuvres. Ils profiteront néanmoins d’une politique napoléonienne qui n’a point divorcé de sa vocation médiatrice. Les affaires sont les affaires, mais il ne s’agit pas d’étrangler les Suisses, si utiles au pied des Alpes.

Mais au-delà de l’examen des relations tendues qui agitent ce triangle dans lequel doivent cohabiter le canton, la compagnie et l’État français toujours en embuscade pour préserver ses intérêts financiers, c’est à une plongée dans la construction administrative du canton que nous invite avec brio Etienne Hofmann. Le canton de Vaud, appelé à faire ses preuves, tient la dragée haute à ses interlocuteurs même si chaque renouvellement des traités se transforme vite en une course d’obstacles. Grâce à l’énorme documentation qu’il a su rassembler, on suit les négociateurs vaudois, Monod, Muret, Lambert et leurs fonctionnaires dévoués, dans toutes les phases des discussions, avec leurs espoirs et leurs déceptions, leurs succès et leurs rancunes, dans leur résignation aussi, souvent : il n’est point aisé de faire plier un pays qui a mis l’Europe à genoux…

Lorsque l’étoile de l’Aigle pâlira, les Vaudois et les autres cantons pourront davantage faire jouer la concurrence, notamment avec la Bavière. Mais les sels de Franche-Comté, de Lorraine, du Doubs, sont de meilleure qualité. Une autre forme de dépendance s’instaure… Dans sa conclusion, l’auteur rappelle que « le commerce du sel français en Suisse à l’époque napoléonienne se présentait comme une terra incognita » et que son projet consistait à « dégager quelques pistes » : objectif plus qu’atteint et c’est un euphémisme ! Etienne Hofmann a réussi le tour de force de replacer le sel dans sa véritable dimension politique, offrant ainsi un regard original, mais précis et détaillé sur un aspect méconnu, mais central de la vie de la Suisse et du canton de Vaud sous la Médiation : qu’il en soit félicité !

Notes
1 Voir le compte rendu de cet ouvrage in RHV, 129, 2021, pp. 192-193.

Zitierweise:
Meuwly, Olivier: Rezension zu: Hofmann, Etienne: Napoléon, le sel et les Suisses, Genève : Slatkine, 2021. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 229-230.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 229-230.

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